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petites-aventures-ordinaires.fr

Les petites aventures de Monsieur et Madame tout le monde

Elle a craqué

     On bafoue les jours. On souille notre liberté. On foule aux pieds nos valeurs...

Après l’indignation, la voix qui monte dans les tours en mode vierge effarouchée – mais une vierge en piteux état, rouge écrevisse, qui gonfle comme un ballon de baudruche — là voilà qui lâche tout. Les larmes qui ruissellent sur son chemisier. Et les yeux veinés, l’incapacité de respirer, cet air piteux et cette attente dans son regard...

Je sors un mouchoir :

     Tenez Catherine. Calmez-vous. Qu’est ce qui s’est passé ? ... Ça ne peut pas être si terrible, j’en suis sûre... Allez, racontez-moi.

Une tentative de s’exprimer, sitôt réprimée. Séance bruyante de nettoyage des muqueuses, mouchoir sous les narines et que je souffle et que je t’expulse cette énergie négative.

Je ne soupire pas, ne détourne pas le regard, je suis là, bien droite, j’observe ma collègue dans sa déchéance. Qui d’ici cinq minutes va me parler de Patrice — Patrice, l’ogre, celui qui fait fuir ses collaborateurs, l’amabilité d’un pitbull et la délicatesse d’un rottweiler. Vous avez plus de chance d’atterrir un jour sur la lune pour des vacances en apesanteur (ce qui — soit dit en passant — serait extrêmement amusant et riche d’enseignement, j’en suis persuadée) que de le voir un jour de bonne humeur. Il est odieux. Il ne rend de comptes à personne. Il est protégé.

Et moi – bien sûr, au début, j’ai suivi la procédure à la lettre : rendez-vous du collaborateur chez le psychiatre, séances de rencontres entre les deux protagonistes pour pouvoir régler la situation, avec moi-même (c’est-à-dire la digne représentante des ressources humaines de l’entreprise) en conciliatrice avisée. Conciliatrice mue par une motivation des plus contestable (ce n’est pas comme si Catherine avait été la première dans cette situation, face à Patrice...). On ne parlait pas encore de harcèlement moral non il s’agissait juste d’un différend entre collègues, à régler au plus vite – vous comprenez, il ne faudrait pas que ça s’éternise, on a un service à faire tourner...

Autant pisser dans un violon. Patrice était limite à se marrer, Catherine pleine de trémolos, sûre d’être dans son droit, m’abreuvait de commentaires sur la difficulté à travailler dans un endroit où elle n’était pas reconnue à sa juste valeur, et ce n’était pas comme si son temps était extensible. Elle avait le droit, elle aussi, d’avoir des rêves, des espoirs, un souhait pour sa vie professionnelle future... Et elle gâchait son avenir ici, pour un ingrat qui ne daignait même pas lever la tête vers elle, ce qui ne l’empêchait pas de la pourrir copieusement chaque fois qu’il en avait l’occasion.

Alors, je recevais les griefs de chacun, j’hochais la tête, j’assurais Catherine que Patrice allait faire des efforts, j’invitais Patrice à communiquer davantage avec sa subordonnée (terme que j’ai toujours exécré, tant il reflète les rapports de force et les injustices qui préexistent dans certaines relations de travail...).

Lorsque la discussion s’est tarie, que les moyens de recours pacifiques ont été épuisée, il aurait fallu une réaction de ma hiérarchie, qu’une sanction disciplinaire vienne effacer le sourire narquois de Patrice, redonner du baume au cœur à Catherine. Lorsque j’ai tiré la sonnette d’alarme.

Ils étaient trop occupés à éteindre l’incendie : une fuite des données personnelles de 3 millions de leurs consommateurs avait fait baisser de 20% le cours de l’action au Nasdaq. Il fallait rassurer les actionnaires, les caresser dans le sens du poil, afficher un air contrit, donner des conférences de presse et certifier que jamais, une telle faille dans leur système d’exploitation ne se reproduirait.

Je ne devrais pas l’avouer (imaginez quelles pourraient en être les conséquences : moi qui suis la gardienne de la moralité, le premier contact des salariés, la garante de leur bienêtre au travail, comment faire un aveu d’impuissance en étant investie d’un tel rôle),

Je le dis quand même :

Tout en me sentant coupable,

Et fourbue, et révoltée,

J’ai moi aussi une vie à vivre,

Des traites à payer,

Une pile de remords à glisser sous l’oreiller,

Alors,

Tout en continuant à recevoir Catherine dans mon bureau,

A l’écouter,

A défaut de pouvoir l’aider,

J’ai laissé tomber.

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